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Grand âge et innovation : la vision de Johan Girard, professeur associé au CNAM 


Publié le Vendredi 5 Décembre 2025 à 15:38

Innovation managériale, organisationnelle et sociale, hybridation des modèles d’EHPAD, intégration de l’intelligence artificielle, droit à l’erreur… L’innovation dans le secteur du Grand Âge ne se limite plus aux technologies : elle repense en profondeur les façons de travailler, de diriger et d’accompagner. « Toutes ces initiatives sont pertinentes, mais le véritable enjeu consiste désormais à passer de l’expérimentation à une diffusion durable sur l’ensemble des territoires », explique Johan Girard, directeur général adjoint en charge des solidarités au Conseil départemental de l’Eure et professeur associé au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) de Paris. 




Quelle est votre vision de l’innovation dans le Grand Âge ? 
Johan Girard : L’innovation ne se réduit pas à la technologie. Elle commence dès qu’un acteur améliore concrètement la qualité de vie, l’accompagnement ou le service rendu. Longtemps, la filière a associé innovation et outils numériques ; aujourd’hui, d’autres dimensions émergent. L’innovation managériale et organisationnelle, promue par le rapport El Khomri, encourage des modèles plus participatifs, fondés sur la confiance et l’autonomie des professionnels. L’innovation sociale, quant à elle, repense la place de l’établissement dans son environnement : les EHPAD hors les murs ou les tiers-lieux créent de nouveaux services pour les résidents, leurs proches et les salariés. Le vrai défi, désormais, n’est plus tant d’innover que de réussir à diffuser ces démarches dans l’ensemble des territoires. 

Comment favoriser ce passage à l’échelle ? 
Le passage à l’échelle reste un impensé majeur. Trop souvent, les expérimentations manquent de moyens ou d’outils d’évaluation de leurs impacts, qu’ils soient sociaux, économiques ou médico-économiques. Sans preuve de retour sur investissement, ces projets restent dépendants de financements ponctuels et s’essoufflent. À la Croix-Rouge, j’ai par exemple porté un projet d’EHPAD hors les murs dans le cadre de l’article 51 du PLFSS, depuis devenu le volet 2 du CRT et désormais intégré au droit commun. Une réussite, certes, mais au prix d’une complexité telle qu’elle reste inaccessible à de nombreuses structures. La clé, c’est d’anticiper dès l’expérimentation l’impact et le modèle économique, afin de rendre l’innovation réplicable et durable.

La simplification est-elle un levier prioritaire ? 
Oui, mais tout dépend du niveau de simplification visé. L’article 51 en est un bon exemple : il permet d’expérimenter, mais reste trop complexe pour les petites structures. Surtout, simplifier ne suffit pas, il faut financer l’évaluation. Aujourd’hui, les appels à projets ou à manifestation d’intérêt, et les dispositifs publics, prévoient rarement des ressources pour mesurer les effets réels des innovations. La CNSA a créé un Centre Ressources et de Preuves pour capitaliser les démarches et accompagner les financeurs – une avancée importante. Mais tant que les dispositifs innovants (tiers-lieux, outils numériques…) ne seront pas intégrés au modèle économique des EHPAD, leur pérennité restera fragile. Au Laboratoire des solutions de demain de la CNSA, auquel je participe, nous travaillons justement à démontrer l’impact concret de ces initiatives pour les intégrer durablement dans le droit commun. 

Quels sont, selon vous, les leviers d’innovation les plus prometteurs pour les EHPAD ?
L’hybridation des modèles est essentielle. L’EHPAD ne doit plus seulement accueillir les personnes en perte d’autonomie sévère, mais préserver la liberté et la dignité, y compris face aux troubles neurodégénératifs. Des initiatives comme le village Alzheimer de Dax prouvent qu’on peut concilier sécurité et autonomie grâce à l’architecture, à l’aménagement des espaces et à des pratiques professionnelles adaptées. L’innovation passe aussi par le management humain : la charge administrative et la démarche qualité mobilisent trop de temps, au détriment de la relation humaine. Repenser l’organisation, intégrer des outils numériques et des solutions d’intelligence artificielle peut libérer du temps, redonner du sens et permettre aux directeurs et cadres de se recentrer sur l’accompagnement.

Quel rôle pour l’intelligence artificielle dans les EHPAD ?
L’IA représente un tournant incontournable. Aujourd’hui, les cadres intermédiaires, comme les infirmiers coordonnateurs, passent des heures à gérer des plannings complexes sous Excel. L’automatisation permettrait d’optimiser ces tâches, en intégrant les ressources disponibles, les hospitalisations, les besoins réels, les absences, etc., ce qui libérera plus de temps pour le management de proximité, les projets d’équipe et la qualité des accompagnements. Au-delà de la gestion, l’IA ouvre des perspectives de prédiction majeures : détection précoce de la perte d’autonomie, prévention des chutes, suivi de la qualité de vie au travail… Mais ces outils doivent rester au service du bien-être des résidents et des professionnels, dans un cadre éthique solide. L’enjeu, c’est de concilier technologie et humanité.

Quels sont les principaux freins à l’innovation dans les EHPAD ? 
Ils sont multiples. D’abord, les contraintes financières : depuis la crise COVID, de nombreux établissements évoluent dans un contexte économique fragile, qui limite leurs marges pour investir dans la recherche ou la transformation. Ensuite, les freins culturels et réglementaires : la norme, la peur de la faute et la responsabilité limitent parfois la créativité. Enfin, le manque de personnel laisse peu de place à l’expérimentation, car la gestion quotidienne des soins mobilise déjà beaucoup l’énergie des équipes. Pourtant, des initiatives montrent qu’avec un peu de temps, de méthode et de soutien, l’innovation peut générer un véritable retour sur investissement humain et organisationnel. 

Le mot de la fin ? 
Innover, c’est aussi accepter le droit à l’erreur. Dans un secteur marqué par la culture du risque et de la conformité, cette idée reste taboue. Pourtant, oser, créer, tester, ajuster – et parfois échouer – est la seule voie vers la transformation durable du secteur du Grand Âge. Le droit à se tromper n’est pas encore ancré dans nos pratiques professionnelles, mais il est indispensable pour faire émerger une culture d’innovation ouverte et bienveillante, qui puisse s’installer et se pérenniser sur le terrain.

> Article paru dans Ehpadia #41, édition d'octobre 2025, à lire ici 

 

Un parcours engagé au service du Grand Âge et des solidarités 
Podologue de formation, Johan Girard débute sa carrière en exercice libéral avant de se tourner, en 2013, vers la direction d’établissements médico-sociaux. Il dirige plusieurs EHPAD au sein de l’ADEF Résidences, où il évolue pendant près de neuf ans jusqu’à la direction de la stratégie organisationnelle. Il rejoint ensuite la Croix-Rouge française comme délégué national de la filière Grand Âge, puis directeur de la politique publique des métiers, représentant notamment l’institution auprès de la CNSA.  
Engagé dans les Missions Guedj et El Khomri en 2019 et 2020, il quitte la région parisienne en 2024 pour devenir directeur général adjoint en charge des solidarités au Conseil départemental de l’Eure, où il pilote les politiques liées à l’autonomie, la protection de l’enfance et l’insertion. Membre du Laboratoire des solutions de demain de la CNSA et professeur associé au CNAM Paris depuis 2021, Johan Girard enseigne dans le master « Management humaniste des établissements et services pour personnes âgées ».
 

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